DÉJÀ VUE - RAYMOND & JARED

Jared déposa les outils qu'il avait manié pour la réparation d'un crevaison du véhicule qui lui faisait face. Sa journée tirait à sa fin, mais franchement ça ne lui faisait pas autant plaisir que ça l'aurait fait à d'autres. Depuis toujours, le brunet avait eu la vilaine tendance à se retirer des autres, à vivre une vie de solitude et de mystère...en bref il n'avait aucun ami, certes il y avait son frère, mais leur relation était loin d'être évidente...surtout à cause de ce penchant fort trop féminin qu'avait Aaron depuis sa naissance. Enfin, le mécanicien se dirigea au lavabo du garage, se nettoya bien comme il faut les mains avant d'aller inscrire l'heure qu'il était, sur sa feuille de temps. Une fois tout ça terminé, le quarantenaire posa son casque sur sa tête et mis en marche le moteur de Phibee, sa moto noir jais, qu'il avait depuis sa plus tendre enfance...bien avant toute cette histoire avec Alice, sa soeur jumelle et son interna -de son propre gré- à l'asile de Sidebay, aujourd'hui devenu un grand Hôtel luxueux. Jared chassa ses souvenirs de son esprit et accéléra sur son engin, roulant à travers les rues du quartier alors que quelque chose vint attirer son attention. Il avait déjà vu ce visage à quelque part...mais où, Red ralenti, s'approcha de l'homme en question avant de complètement s'immobiliser. Joseph?

Joseph?

Ce nom ne fit même pas réagir Raymond Lefort, qui était en train de faire de petites courses tardives. Bien au calme à la devanture d'une épicerie bio, il examinait les légumes tous terreux et de formes inattendues qui se trouvaient là. Bien que le traumatisme de sa perte de raison et de son errance dans a nature, il y a vingt ans, lui aient fait perdre beaucoup de détails de son passé, il restait, derrière la brume, les souvenirs agréables d'une enfance et d'une jeunesse plus simples. Parmi eux, il y avait les légumes de l'épicier du quartier, qui, sa belle moustache toujours bien taillée et coiffée, avait toujours refusé de céder à la nouvelle mode des produits calibrés et des pesticides. A l'époque, les mentalités étaient différentes. Et puis, la France n'a jamais été un pays plus libre qu'un autre. La police avait fini par le faire fermer. Mais les souvenirs, eux, restaient ; et ils captivaient le vieil homme, qui, un sourire sur les lèvres, légèrement penché, son cabas dans la main gauche et son portefeuille dans la droite, arborait un pantalon beige, et une veste bleu roi sur une chemise rose.

C'est lorsque le motard, qui s'était tout récemment arrêté, prononça à nouveau ce nom, qu'il se retourna, l'air dérangé. Il dévisagea le bonhomme casqué comme s'il lui avait demandé qui était John Galt, et fronça les sourcils. « Je ne sais pas où il est, Joseph. Vous n'avez pas Google ? »

Visiblement l’homme âgé n’avait pas entendu qu’on l’appelait…Red recommença puis fronça les sourcils à la réponse plutôt étrange du vieillard. Apparemment il se trompait de gars ? Il était pourtant certain du contraire, il avait quand même passé plusieurs semaines à le côtoyer, à le voir tous les jours et surtout à partager la même chambre, juste avant que toute cette tuerie n’explose… Bon, il était vrai que Jared avait énormément changé en vingt ans, mais restait encore que c’était comme s’il ne reconnaissait pas son propre nom, pas son interlocuteur… le mécanicien coupa le contact de sa moto désormais garée et retira son casque tout aussi noir que sa bécasse. Doucement il s’approcha de l’homme, après tout il s’agissait d’un ancien patient d’un hôpital psychiatrique, il avait probablement changé de nom depuis…peut-être même qu’il ne se souvenait pas du tout de son propre identité ? Leev le regarda, chercha même son regard, ce qu’il ne faisait jamais. C’est Red, tu ne te souviens pas de moi ?

Voilà que ce drôle de type descendait de sa bécane pour venir à lui. En enlevant son casque, il éveilla bien un soupçon dans l'esprit du vieil homme, mais celui-ci fut bref face à l'autre absurdité qu'il lui sortit. C'est rouge ? Mais qu'est-ce qui est rouge ? Il lui demandait où était Joseph, et voilà qu'il lui sortait qu'il était rouge. Son ami était-il un indien ? Une sorte de grand chef, avec des plumes et des vieilles rides creusées par le sable ? Ce devait être un sacré type. Malheureusement, Raymond ne comprenait absolument pas à quoi il pouvait bien faire référence, et de quoi il était question au final.

« Ecoutez, je veux juste acheter quelques fruits et légumes en paix. Allez donc chercher votre ami Joseph le Peau-Rouge ailleurs ! »

Il se recula et toucha l'étal derrière lui. Alentour, des gens les regardaient, mais sans faire trop attention. Tout de même, quelques-uns s'arrêtaient, essayant de juger s'il y avait un problème ou non. Ce ne serait pas long avant que des problèmes ne commencent. Mais pourquoi ne le laissait-on jamais tranquille, à la fin ?

C’était bien lui, il en était désormais certain. Son timbre de voix, ses yeux…Jared les connaissaient et il se sentait stupide. L’homme était visiblement troublé par quelque chose, probablement un manque de médications ? Enfin le mécanicien s’approcha davantage, jetant un coup d’œil de temps à autre, aux personnes qui venaient tenter de juger la situation. Joseph, C’est toi Joseph… Il fronça de nouveau les sourcils avant de reprendre. Moi c’est Jared, on était copain de chambre il y a maintenant vingt ans… Une certaine lueur s’empara des yeux du vieillard, mais elle repartie presque aussitôt… Foutez nous la paix, continuez à magasinez vos fruits et vos stupides babioles plutôt que de nous dévisagez comme ça…bande de vautours ! L’homme détestait qu’on s’intéresse un peu trop à lui et de voir des gens qu’il ne connaissait pas s’animer de la sorte tout autour de lui, lui donnait le tournis.

De quelle chambre pouvait bien parler cet inconnu ? Raymond se souvenait avoir fait bien des choses dans sa vie, mais être en ménage avec un autre homme ... Non pas que ça le choque, mais il était tout à fait certain de ne pas être de ce bord. Et puis, depuis un moment, il n'arrivait même plus à être d'un bord ou de l'autre sans pilules bleues, alors ...
Il allait rééditer son désir de voir l'étranger filer lorsque celui-ci envoya paître tous ces gentils passants qui les regardaient. Il se tourna doucement vers lui d'un air songeur, et eut comme un flash. Une réminiscence absolument pas joyeuse de moments qu'il avait assez largement oublié, par défaut comme par choix, selon le cas. Il se souvenait une petite chambre avec une lucarne haute, un lit superposé, lui lisant la jaquette d'un CD pendant que des pieds se balançaient sur le lit au-dessus. Il se retrouva soudain dans une cour, où un jeune homme s'interposait entre lui et un détenu un peu excité, avant que des gardiens ne l'emportent. Lorsque le jeune homme se retourna, son visage se superposa à celui de son compagnon de cellule, le regardant du haut de sa couchette supérieure. Il avait moins de rides alors, mais c'était toujours lui. Lorsqu'il revint au monde réel, il lâcha son petit caddie de papi et ouvrit les bras.

« Red ? Mais suis-je idiot ! Ça fait si longtemps ! Dans mes bras ! »

Jared pouvait sentir sa veine taper contre sa tempe. Il n’était pas content du tout qu’on s’intéresse à ce qu’il faisait, c’était d’ailleurs pour cette stupide raison qu’il avait passé sa vie toute entière –exceptée le moment où il avait disjoncté et qu’il s’était retrouvé en maison psychiatrique- seul. Il n’était jamais mieux servi que par lui-même de toute manière et bien souvent les gens le dégoutaient…que des connards insensibles –ou vice-versa- trop obnubilé par leur propre nombril. Enfin, le mécanicien était à deux doigts de laisser tomber, s’obstiner avec un fou ce n’était franchement pas recommandé, peu importe le passé et l’histoire qu’il y avait eu avec la dite personne. Mais son sourire revint illuminer el visage du quarantenaire lorsque son vieux pote sembla finalement le reconnaitre. «Dans mes bras» Red ouvrit la bouche pour montrer sa belle dentition avant de prendre le vieillard dans ses bras, lui tapant fermement le dos, démontrant qu’il était bien content d’avoir enfin de ses nouvelles. ça fait une sacré bout de temps…ça va ? Il se délaissa de l’homme, n’étant pas tellement un homme de contact, puis regarda les détails de son visage.

Raymond étouffa un peu sous la poigne tonique du quadra lorsque celui-ci le prit dans ses bras. Avait-il gagné en force, ou était-il devenu, lui, si vieux et fragile ? Quand cela avait-il bien pu se passer ? Bah, tout ça, c'étaient des questions sans intérêt. L'important, maintenant, c'était les retrouvailles des deux anciens détenus. Ray n'avait jamais cherché à savoir particulièrement ce que Red faisait là-bas, lorsqu'il s'appelait encore Joseph. A présent, il s'en moquait toujours, mais pas pour les mêmes raisons. De l'eau avait coulé sous les ponts et, même s'il était vieux, Ray était une deuxième vie pour lui. Le passé n'avait guère d'importance ; en tout cas pas celui qui l'avait blessé.

« Doucement, le jeune ! Tu vas me casser les cotes, » dit-il en croassant de manière amusée. « Un sacré bout de temps, oui. C'est le cas de le dire. J'ai failli ne pas te reconnaître. Regarde-toi ! Vingt ans, putain ! »

Le vieil homme pinça les lèvres, comme pris d'une émotion forte, et tapota de sa main l'épaule du garçon ; enfin, si on pouvait encore le qualifier de tel.

« Mais dis-moi, qu'est-ce qui s'est passé pour toi ? T'es jamais parti d'ici ? »

Red se recula d’un pas, faisant de nouveau face au vieillard avec qui il avait partagé sa chambre à l’époque…ce que ça pouvait faire longtemps de toute cette histoire et en même temps, cela semblait pratiquement êtes hier…Il pouvait encore sentir le parfum d’Alice contre lui et la revoyait encore par moment, lorsqu’il fermait tendrement les yeux…mais c’était trop pour lui et préféra se dire que les temps avaient changés et que de l’eau avait coulé sous les ponts. C’est bien ce que je voyais ! C’était ma dernière tentative, après j’allais déguerpir avant qu’un malheur ne m’arrive avec tous ces bêtes de foire ! L’homme pointa du regard les gens qui s’étaient désormais dissiper pour retourner vaquer à leurs occupations. Un mince sourire se pointa sur le rebord de ses lèvres. Était-il partie de Sidebay ? Seigneur oui, il n’aurait jamais été apte à rester là, surtout avec ce désastre d’histoire de meurtre…après tout, les gens l’auraient probablement pointé du doigt, il faisait partie de cet institut qui avait permis l’évasion de plusieurs fous et qui avaient malheureusement tués plus d’une personne ensuite…Red fronça les sourcils et ravala sa salive avant de répondre à la question de son ancien pote de chambre. C’est tout le contraire mon Joseph, je reviens à peine ! Vingt ans à Vegas, ça change un homme ! Il gratta sa repousse de plusieurs jours avant de lui adresser un sourire loin d’être franc. Ne me dit pas que toi si ? Y’a de quoi être fou, non ?! Il fronça les sourcils avant de siffler entre les dents. ; Bien qu’on le soit tous déjà…

Ray eut l'air d'un papi tout fier en apprenant que Red avait passé ces dernières décennies à Vegas. C'était une sacrée ville pour qui voulait trouver de quoi refaire sa vie. Il se souvenait y avoir fait quelques voyages, il y a plus longtemps encore. On perdait facilement son âme dans la ville du Démon, mais on y trouvait aussi n'importe quoi, et c'était là ce qu'il fallait à un homme qui avait tout perdu. Il fit volontairement l'impasse sur ce que le jeune avait dit par la suite, entre ses dents. Bon, d'accord, il ne l'avait aussi pas vraiment entendu. Il avait 78 ans, voyons ! Allez dire à quelqu'un que vous approchez les 80 piges et que vous entendez toujours comme à vos 20, et vous allez avoir affaire à de l'incrédulité.

« Oh, Red ! Si tu savais. J'ai été en Europe, et puis en Asie ... Je reviens à peine, moi aussi ! »

Il prit un moment pour lui décrire comment il avait fait son nid en Espagne, dans les Baléares, avant de se mettre à barouder de par l'Europe, étendant toujours un peu plus son champ d'action. Il avait gagné beaucoup d'argent en cumulant cadeaux, faveurs et services. Bien sûr, il ne dit rien à propos de sa fortune, comme de la façon dont il avait eu son premier passeport après son évasion, mais l'un comme l'autre coulaient plus ou moins de source au spectateur averti.

« Et toi, dis-moi, où t'es-tu arrêté, ici ? Tu n'as pas repris ton ancien domicile, si ? »

Le mécanicien écoutait attentivement les paroles de ce vieux sage –ou pas- à propos de ses voyages. Visiblement il en avait vécu des trucs et ce n’était certainement pas son âge qui l’empêchait de faire quoi que ce soit, ce qui le fit sourire. Jared n’était pas le genre de type à aimer voyager, seulement écouter Joseph raconter ses milles et une actions l’enviait. C’est le regard quelque peu sévère qu’il reprit enfin la parole. Mon ancien chez-moi n’est plus ! ça a passé au feu y’a apparemment dix ans…de toute manière y’avait beaucoup trop de rats dans cet immeuble pour que j’y remette les pieds maintenant, non je suis dans le West Side…mais niveau boulot ça a pas changé, Drive In, for the Win, tu passeras je te filerai des trucs gratos ! Le mécanicien fit un petit clin d’œil…ce qui l’étonna lui-même…franchement qu’avait-il a autant parler ? Le brunet racla sa gorge puis reporta toute son attention sur Joseph.

Ray eut un mouvement de surprise en apprenant que l'immeuble de son ami avait brûlé depuis longtemps maintenant. Mais, en même temps, il se rappelait que Red y avait trop de souvenirs pour pouvoir bien y vivre, alors, au final, il était peut-être mieux que l'endroit ait été démoli pour de bon. C'était un peu comme transposer la guérison et la reconstruction du personnage sur le paysage. Ça ne pourrait que l'aider. Ray, lui, devait passer tous les jours dans sa peau, alors il ne pouvait que comprendre la chance du jeunot.

« Et ben, bon débarras, alors ! » lança-t-il en brandissant une pomme comme on brandirait un verre pour trinquer. Oui, le vieil homme n'avait pas franchement changé depuis que Red l'avait connu. Il était juste plus ... et bien ... entier ; mais dans sa folie et ses vices.

« Moi aussi j'habite le quartier ouest ; Oxford avenue. Je te twitterai l'adresse ; ou pas Facebook ; ou ... par texto. Ou je passerai au garage pour te la déposer, il faut de toute façon que je me prenne une voiture. »

Non, la voiture n'allait pas lui servir à grand chose, mais il en avait à la fois les moyens et l'envie, alors, autant se lancer, tant qu'il avait un bon mécano et garagiste sous la main.

Le brunet opina aux dires de son anciens coloc de chambre pour fous alors que son interlocuteur brandissait une pomme, bien dans les airs. Il fronça néanmoins de nouveau les sourcils lorsque son vieil ami lui parla de Twetter, de facebook et de texto…qu’est-ce que c’était ça encore ? Tweeter…ça semblait étrangement à un mot idiot ou a quelque chose qui ne voulait absolument rien dire…enfin les gens et la stupide technologie… Alors ce sera au garage parce que non, je n’ai pas changé et je n’ai pas cédé aux pressions des gadgets et tous appareils technologiques qui bouffent de notre temps et réduisent notre cerveau en bouilli ! Red rigola en parlant, il ne voulait aucunement blesser son ami, mais débattait continuellement son point de vue sur le sujet. Je suis certain que tu trouveras quelque chose qui fait ton bonheur, puis en plus t’auras un bon prix, quoi demander de mieux ? Red repositionna son casque contre son torse.

« Tope-la ! »

Le vieux venait de lever sa main au ciel, tendue, attendant le choc fraternel et bogossifiant que tout cela appelait. Red l'observa, sembla y réfléchir une seconde, puis tapa dans sa main avec retenue. Le vieux ne cilla même pas et le charria sur sa peur de blesser un papi. Il se prit un poing sur l'épaule en réponse, ce qui le fit bien rire. Il avait beaucoup aimé revoir son vieux compagnon de galère. Heureusement, le jeune avait insisté et n'avait pas baissé les bras. C'était beau, ce qu'on pouvait être content rien qu'en revoyant d'anciennes têtes.

« Tu devrais pas être aussi sceptique envers la technologie, Red, mais je comprends. Je passerai sans faute ! En plus, te connaissant, je vais trouver le genre de bagnole 'vintage' qui me fait craquer. Prends soin de toi ! Je ne te retiens pas plus longtemps. »

Les deux hommes se serrèrent la main, puis Ray laissa Red repartir à sa bécane, direction son chez-lui. Ce fut encore une bien belle journée. Était-elle terminée pour autant ?

Spoiler:

Red hésita avant de taper dans la main du vieillard. Il fronça néanmoins les sourcils avant de s’activer sans trop d’énergie ce qui lui value un commentaire. Il ne s’empêcha pas de répliquer avec un petit coup de poing contre l’épaule de son ancien compagnon en signe de réponse. Le brunet se gratta la gorge, haussant les épaules concernant le sujet de la technologie. Il n’y pouvait rien, il n’était visiblement pas de la bonne époque, ou bien il était tout simplement trop caverneux pour tenter toute autre forme de vie sociale, déjà que celle humaine était catastrophique…enfin. Jared empoigna la main de l’homme avec virilité, le saluant chaudement, très heureux d’avoir pu le revoir malgré les circonstances de leur rencontre puis embarqua de nouveau sur sa moto pour quitter les lieux dans un brui de moteur puissant, direction la maison.

TOPIC TERMINÉ & VERROUILLÉ